36.
À trois heures, tout fut prêt pour ce qu’on appelle une « tapisserie », c’est-à-dire la classique séance d’identification anonyme, avec les témoins derrière une glace sans tain les séparant du suspect entouré d’un certain nombre d’autres personnes choisies au hasard parmi celles se trouvant hanter les couloirs du commissariat à ce moment-là.
Bielke a son air habituel, mais il est fatigué, pensa Winter. Bertil est nettement plus en forme. Plus redoutable aussi.
Ringmar, le deuxième sur la gauche à partir de Bielke, parmi les huit personnes composant l’ensemble, regardait droit dans la glace.
L’homme et son fils, ce dernier ayant l’air de se croire en train de tourner un film, se tenaient à côté de Winter.
Celui-ci connaissait sur le bout des doigts son manuel de psychologie juridique : il convient de procurer au témoin qui a vu le coupable les meilleures possibilités d’identification de celui-ci au sein du groupe de personnes qui lui est présenté, mais il faut aussi faire en sorte de l’empêcher de deviner de qui il s’agit, s’il ne l’a jamais vu auparavant.
— Prenez votre temps, dit-il.
— Oui.
Bergenhem et Aneta Djanali étaient également présents.
— C’est vrai que l’éclairage était différent, ce jour-là, reprit l’homme.
L’époque aussi, pensa Aneta. Combien de fois avait-elle vu Fredrik figurer parmi le groupe des suspects possibles, sur cette estrade ? Neuf fois sur dix, des témoins peu assurés l’avaient désigné comme étant le coupable, après avoir hésité un peu. Quant à ceux qui étaient sûrs d’eux, ils l’avaient désigné immédiatement.
Sur un signe de Winter, la lumière baissa d’intensité. Imaginons un parc du centre d’une grande ville, par un soir d’été. Quelqu’un sort des buissons en s’essuyant les mains après avoir commis un meurtre et rentre chez lui pour dormir.
— Les cheveux… commença l’homme.
— Pardon ?
— Il avait les cheveux un peu relevés, au moment où il se trouvait sous le réverbère.
— Qui ça ? Qui est-ce qui se trouvait sous le réverbère ?
— Enfin… j’ai eu l’impression qu’il baissait la tête sur sa poitrine, si bien qu’on ne voyait plus ses cheveux, en quelque sorte.
— De qui parlez-vous ?
— De celui-là, dit l’homme en faisant un signe de tête comme s’il pensait qu’il avait un faisceau lumineux monté sur le sommet du crâne. Celui qui n’a pas l’air d’apprécier d’être là.
Ringmar, pensa Winter. Il en fait un peu trop.
— Le troisième à partir de la gauche ?
L’homme hésita.
— Oui… non, pas lui. Je veux dire celui qui est de l’autre côté, le troisième à partir de la droite.
— Le troisième à partir de la droite, répéta Winter.
— Oui…
— Prenez votre temps.
— Je ne peux pas être absolument sûr, reprit l’homme, dont le regard navigua de son fils à Winter, à Bergenhem, à l’estrade de nouveau et enfin à Bielke.
C’était Bielke qu’il désignait du regard.
— Celui qui lui ressemble le plus, en tout cas, c’est le troisième à partir de la droite. C’est tout ce que je peux dire. Il y a longtemps de ça.
Winter observa Bielke, qui le regardait, lui, comme s’il s’agissait de son propre reflet dans la glace.
Le témoin hocha la tête pour donner plus de poids à ses affirmations.
C’était un petit pas dans la bonne direction, qui serait précieux lors de l’audience d’incarcération, le lendemain matin, dans la toute petite salle de tribunal, de l’autre côté du couloir. Cette décision leur procurerait un répit de deux semaines, avec prolongation éventuelle, avant la mise en accusation formelle.
— Ah oui, je me souviens maintenant, dit soudain le garçon, de sa voix d’adolescent en train de muer.
L’homme se tourna vers son fils. Ils étaient aussi grands l’un que l’autre. Winter attendit la suite, le cœur battant.
— Je me souviens de ça, répéta le garçon en continuant à regarder à travers la glace. C’est bizarre, hein ? Vous trouvez pas ? On devrait pourtant pas se rappeler ?
— Quoi ? demanda Winter. De quoi te souviens-tu ?
— De ça. Et puis que c’était bien le type que papa a dit, le troisième à partir de la droite.
Il veut peut-être faire le malin en présence de son père, pensa Winter.
— Quelque chose en particulier ? demanda-t-il prudemment.
Le garçon continuait à regarder Bielke et ne répondit pas.
— Il y a quelque chose de particulier en lui que tu reconnais ? répéta Winter.
— Oui, ce qu’il a pas.
— Mais encore ? s’étonna Winter.
— Je m’en souviens vachement bien, maintenant, en fait.
Winter hocha la tête pour l’inciter à poursuivre.
— La laisse.
Winter sentit son cœur s’emballer.
— Il tenait une laisse à la main quand il est passé près de nous, en courant presque. Il l’a laissée tomber, je me rappelle le bruit que ça a fait sur le gravier, et puis il l’a ramassée. Moi, j’étais là et je me disais que c’était drôle que le chien s’amène pas, poursuivit le garçon en regardant Winter. Je trouvais ça curieux, qu’il vienne pas, ce chien. Où est-ce qu’il était ? Je me souviens maintenant que j’ai pensé ça, sur le moment. Enfin, après, je veux dire. Où est-ce qu’il était, son chien ?
Winter se fit conduire en voiture chez les Bielke, parce que la femme de celui-ci avait demandé à le voir en particulier. Il faisait aussi chaud qu’avant l’orage. Sur le trajet, il se passa le disque de Julie Miller qui appartenait à Halders et, au bout de deux kilomètres, il commença à sentir l’odeur de la mer. In my heart I see you run free, like a river down to the sea, all the chains that held you bound will be in pieces on the ground, you’ll drink the rain and ride the wind to me, chantait cette voix aiguë et cristalline, un peu comme du papier de verre de petit calibre.
Elle l’attendait sur la terrasse couverte qu’il connaissait si bien maintenant, et il la salua de la main gauche, faute de mieux.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle.
Mais, avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, elle s’effondra.
— Combien de temps est-ce que cela va durer ? demanda-t-elle dix minutes plus tard, alors qu’ils étaient assis sur le canapé tropical, à l’extrémité de la terrasse.
Qu’est-ce qui va durer ? s’interrogea Winter. J’aimerais le savoir.
Elle le regarda, les yeux pleins de larmes.
— Je suis allée… voir Jeanette, aujourd’hui, dit-elle en les laissant éclater. Mon Dieu, pourquoi n’étais-je pas ici ?
— Où étiez-vous ?
— J’étais… en voiture, dit-elle en se mouchant et remettant ensuite son mouchoir dans une poche de sa jupe, qui lui tombait jusque sous les genoux. J’ai beaucoup roulé en voiture, ces derniers temps.
Winter laissa ses propos s’écouler et disparaître dans ce jardin qui ne serait plus jamais le même pour les membres de cette famille.
— Nous allons divorcer, dit-elle soudain.
Winter attendit la suite, qui n’allait pas manquer de venir.
— Je viens de contacter une agence. Pour la maison. Vous ne resteriez pas vivre ici, vous, hein ? demanda-t-elle en se tournant vers Winter.
— Qu’en dit votre mari ?
— Ha, lâcha-t-elle sur une voix monocorde dans laquelle ne vibrait même pas une exclamation.
— Vous êtes allée le voir hier, n’est-ce pas ?
— C’est parce que je voulais parler… avec vous.
Elle sortit à nouveau son mouchoir et se moucha avec précaution. Winter ne bougeait pas et elle le regardait comme si elle ne le voyait pas, au milieu de ces meubles de bambou et de ces coussins à motif floral.
— Que faire ? reprit-elle. C’est affreux. Je suis désespérée. Que faire ?
— Dites-moi tout, suggéra Winter.
Elle ne répondit pas, soudain très absente.
— Madame Bielke, je vous en en prie.
— Mattias est le fils de Kurt, dit-elle le regard fixe.
— Pardon ?
— Mattias. Le petit ami de Jeanette. Enfin, son ancien petit ami. C’est le fils de Kurt avec une autre femme.
Winter ne savait plus quoi penser. Irma Bielke ne serait-elle pas aussi malade que son mari ?
— Mattias est le fils de Kurt Bielke ? répéta-t-il, incrédule.
— Tout le monde le savait sauf moi.
— Tout le monde ?
— C’est lui-même qui l’a dit à Mattias quand il a appris que celui-ci… fréquentait Jeanette. Mais cela a duré pas mal de temps avant qu’on ne l’apprenne, Kurt et moi.
Winter hocha la tête. Dans un monde qui courait à sa perte, tout était possible.
— Ensuite, il a essayé d’empêcher cela… sans… sans en révéler la raison. Et puis… il l’a dit… à Jeanette.
— Quand ça ?
Elle haussa les épaules.
— Je suppose que c’est juste avant qu’elle ne le lui dise.
— Qui ça, elle ?
— Quoi ?
— Qui ça, elle ? Qui a dit cela à votre mari. La mère de Mattias. Qui est-ce ?
— Non, je voulais dire : juste avant que Jeanette ne le dise à Mattias.
— Mais votre mari le lui avait déjà révélé.
— Ils ne l’ont cru ni l’un ni l’autre, lâcha Irma Bielke en regardant Winter droit dans les yeux.
— Et maintenant ? demanda celui-ci.
— Je suppose qu’il a apporté les preuves nécessaires.
— Comment ça ?
— Je ne sais pas. C’est à lui qu’il faut le demander.
Winter entendit une tondeuse se mettre en marche, puis le bruit d’un hélicoptère. Il leva alors les yeux et vit celui-ci se diriger vers l’ouest et la mer. Il tenta ensuite de capter à nouveau le regard d’Irma Bielke.
— Quand vous l’a-t-il avoué ?
— Il ne me l’a pas avoué, répondit-elle en soulevant un livre posé sur la table.
Sous ce livre se trouvait une lettre manuscrite qu’elle avait sûrement pliée et dépliée des centaines de fois.
— Il ne vous l’a pas avoué ? répéta Winter en regardant la lettre.
— J’ai rapporté ceci de ma visite chez vous, hier. C’est Kurt qui me l’a remis et je l’ai sorti en cachette. Il m’a dit qu’il fallait que je ne le montre à personne.
— Ah.
— Il savait très bien que je le ferais.
— Pourquoi… maintenant ? Pourquoi m’en informer maintenant ? demanda Winter en se penchant vers elle.
— Vous n’avez pas remarqué comment il est depuis qu’il sait… pour Jeanette ? Depuis qu’il a appris sa tentative de suicide ?
Si, on a même fait ce qu’on a pu pour exploiter cela, pensa Winter. Et il semble que ça commence à donner des résultats. Le monde de la famille Bielke est en train de s’effondrer et nous utilisons ça à notre profit.
— Savez-vous où est Mattias, en ce moment ? questionna Winter.
Elle ne répondit pas et son regard sembla se perdre dans d’autres mondes, capables d’atténuer la catastrophe qui s’abattait sur sa vie.
— Où est Mattias ? répéta Winter. Il est extrêmement important qu’on puisse le joindre.
— Il est avec elle.
— Quoi ?
— Il a fait comme elle. Il a suivi l’exemple de ma petite Jeanette, dit-elle en s’effondrant en larmes et gémissant, la tête sur ses genoux, qui s’était dénudés lorsque sa jupe s’était relevée.
— Vous en êtes sûre ? s’enquit Winter en se penchant sur elle et la prenant par les épaules, pour tenter de lui venir en aide.
— Qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre ? Comment vivre… avec ça ?
— Jeanette n’est pas morte, objecta Winter.
Elle ne répondit pas, se contentant de marmonner quelque chose qu’il ne comprit pas.
— Je n’ai pas entendu ce que vous venez de dire.
— Ma petite fille, répéta-t-elle.
— Maintenant, je suis dans l’obligation de vous demander si vous savez ce qu’a fait votre mari.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Le savez-vous ?
— Je ne peux pas le croire. Je ne veux plus vivre avec cet homme-là, jamais plus, mais je ne parviens pas à croire qu’il ait pu tuer quelqu’un. Il fréquentait peut-être un club porno, ça c’est possible, pas le reste, affirma-t-elle en secouant la tête. De toute façon, ça suffit amplement. Jeanette et moi allons le quitter, déclara-t-elle en secouant de nouveau la tête.
— Est-ce que je peux lire cette lettre ? demanda Winter.
— Elle est là.
Il la prit et déchiffra cette écriture qui ressemblait à des mouettes noires, sur ce papier. Mais elle ne lui apprit rien d’autre que ce qu’elle lui avait déjà dit.
Tout cela n’était peut-être que le fruit d’un esprit détraqué.
— Où est la mère ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas et il dut répéter sa question.
— Je vous ai déjà dit qu’il ne me l’a pas révélé. Ils ont gardé ce secret, eux deux, pendant toutes ces années et je ne sais pas qui elle est. Et je ne veux pas le savoir. Je pour… je serais capable de…
Elle ne précisa pas ce qu’elle risquait de faire à la femme avec laquelle elle avait dû partager son mari.
Winter sentit le besoin de revenir à l’hôtel de police et à Kurt Bielke, avant que celui-ci ne s’enferme dans un silence éternel.
Il sortit alors la photographie prise le jour de la fête de fin d’études d’Angelika. Irma Bielke détourna les yeux.
— Il faut que vous regardiez cette photo, insista Winter.
Elle observa le profil de cette femme et Winter put discerner le soulagement qui s’inscrivait sur ses traits.
Il convient de noter à quel point, au cours de l’évolution de l’être humain à travers les âges, il a été important de pouvoir reconnaître les autres individus et de déceler sur leur visage leurs intentions et leurs sentiments, pensa Winter.
— Je n’ai jamais vu cette femme. Je ne la connais pas. Qui est-ce ?
— Je ne sais pas. Pour nous, ce n’est rien d’autre qu’un visage dont nous ne savons pas quoi faire.
— Il y a une chose que j’ai complètement oubliée, dit-elle alors. Mon Dieu. C’est pour ça, en fait.
— Quoi donc ?
— C’est pour cela que je voulais vous parler. Ou plutôt vous rencontrer.
C’est tout ? se demanda Winter. Toutes les barrières de la mémoire ne se sont pas encore levées, apparemment.
— Merci.
— Pardon ?
— Merci de lui avoir sauvé la vie. Je sais que ce n’est pas encore gagné définitivement, mais elle est toujours vivante et je pense qu’elle le restera. J’y veillerai.
Winter ne pouvait rien répondre à cela. Elle se pencha en avant et posa la main sur son épaule droite.
— Vous êtes quelqu’un de bien.
L’homme qu’il fallait s’était trouvé au bon endroit au bon moment. Cela ne l’empêcha pas de ressentir à nouveau sa douleur au coude, à cet instant précis. Il était temps de prendre un comprimé.
Elle s’essuya les yeux, se moucha et se leva. Quelque chose touchait à son terme. Over and out, mais à la manière d’un espoir. Il le vit de ses propres yeux. Il y aurait quelque chose après l’enfer, quelque chose de plus frais et de plus fort.
— Vous n’allez pas partir sans que je vous offre à boire, reprit-elle. Appelez votre collègue, en bas.
Sur le chemin du retour, son portable sonna. Bien qu’il ait pris la précaution de décrocher avec son bras valide, il ressentit une très vive douleur au coude.
— J’ai réussi à déchiffrer quelques mots de plus, lui annonça Yngvesson. Prononcés par la même voix.
— Lesquels ?
— Viens les entendre toi-même. De toute façon, je ne pourrai rien obtenir de mieux.
— J’arrive.
Il raccrocha et dut plisser les yeux en se retrouvant soudain face au soleil. Encore une heure, voire deux. Une journée. Il vit devant lui le visage tourmenté de Halders, le seul qu’il y eût. À bientôt.